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Le Théâtre du Cosmos

 

"Rome est toute entière aujourd'hui captive du Cirque et le tumulte frappe mon oreille.."
avec son sens de la formule acérée, Juvénal définissait ainsi le formidable pouvoir d'attraction
que les jeux du Cirque ont exercé sur les foules de tout l'Empire Romain depuis ses origines jusque.. bien après sa disparition.

Pendant deux millénaires, autour de toute la Méditerranée, cet extraordinaire engouement s'est perpétué: du mythe fondateur de Rome - c'est en détournant par le spectacle de la course l'attention des Sabins que Romulus put enlever leurs femmes - à la chute de Constantinople
en 1204 lors de la Quatrième croisade..

Et les courses de chars hollywoodiennes successives du prince Judas ben-Hur (1907, 1924, 1959) n'ont pas peu contribué à maintenir ce formidable écho de la Romanité qu'Alexandre Dumas
dans "Acté" (1839) avait déjà superbement travaillé avant le roman de Lewis Wallace (1880).

Le Circus Maximus, le cirque originel, le plus vaste édifice de toute l'antiquité auquel ne peuvent se comparer que rares de nos stades contemporains - sa capacité d'accueil était au moins de 150.000 spectateurs - est bien à l'échelle d'un tel phénomène.

Comment expliquer alors cette passion si importante et durable?

"Le Cirque était rempli de Dieux.."
Le polémiste chrétien Tertullien et un poète pythagoricien, païen tardif anonyme, en avaient
la même vision.. à l'opposé. Le poète y trouvait la magie des nombre célestes: douze portes
aux Carceres, autant que de mois dans l'année et de signes du zodiac, quatre chevaux attelés
aux chars comme quatre saisons, quatre couleurs dans les factions comme quatre éléments
de l'Univers, sept tours pour la course, autant que de planètes autour du Soleil. L'obélisque,
au centre de l'arène, marquait le zénith, les bornes, aux extrémités de la séparation centrale,
l'Orient et l'Occident, et la course des chars, des chevaux et des hommes glorifiait celle du Soleil.
Tertullien dans son évocation polémique des symboles d'idolâtrie raillait l'obélisque, "prostituée du Soleil" selon ses propres termes, et fustigeaiy la présence de Cybèle, mère de toutes les superstitions démoniaques tant la foi des spectateurs dans la présence du surnaturel jusque dans les moindres péripéties de la course se confirmait par la foule de tous ces mages et astrologues dont Cicéron dénonçait déjà l'oeuvre maléfique: folie des jeux et des paris.

Cette certitude de la présence des Dieux et de la difficulté à reconnaître leurs signes dans l'espoir forcené de modifier, fût-ce l'espace d'une course, la marche de l'Univers n'étaient donc pas sans compter dans le plaisir du Monde Romain au Cirque.
Le Circus Maximus ne fut jamais l'équivalent de l'hippodrome de Longchamps.

C'était le théâtre des Dieux, de César et de son peuple.

Ces spectacles, ces jeux sont bien l'une des composantes essentielles de la vie civilisée, de la vie romaine dont l'ingéniérie architecturale avec la déclinaison du modèle du Circus Maximus dans tout l'Empire ne fut pas le moindre élément.
A sa fonctionnalité fondatrice, deux principes:
1) la course devait offrir des chances égales pour tous les concurrents. Ceci impliquait que la distance à parcourir du départ à l'arrivée soit égale pour tous, quelque soit leur position de départ.
2) les spectateurs, quelle que soit leur place, devaient pouvoir suivre la totalité de la course dans les meilleurs conditions assises possibles.

C'était le Théâtre du Cosmos.. avec tous ses codes universellement partagés en toute romanité mais pour nos contemporains.. un peu oubliés.

Notre documentaire se propose donc, le temps d'une course du Soleil, de l'aube au crépuscule, entre cinq sites, de Rome à Arles en passant par Constantinople, Tyr et Carthage, de convoquer grâce à la passion archéologique très contagieuse du Conservateur de l'Institut de Recherches
sur la Provence Antique, Claude Sintèes, au visage si.. romain, et grâce à des images architecturales archétypales de "synthèse", la mémoire de cinq cirques exemplaires.

La bande sonore compose les explications et les commentaires, toujours in situ, de Claude Sintès à une rumeur méditerranéenne urbaine antique et contemporaine où résonnent les voix de Suétone, Ovide, Dumas, Wallace et quelques épitaphes énigmatiques ou dithyrambiques..
"Il vit dans l'éternité celui qui, d'abord dans le souffle du vent.." "Acclamation: Que de ton exemple, les mécènes à venir apprennent ce qu'est un spectacle! Que ceux du passé en entendent l'écho. Qui en a offert un pareil? Et quand? A toi de payer.."

Lumière du petit matin, nous suivons au plus près notre "introducteur", Claude Sintès, maintenant penché, aux pieds du Palatin et de l'Aventin, sur le trou même de l'origine de tous les Cirques, celui de la célébration fondatrice du Circus Maximus: la chapelle enfouie de Consus, divinité agraire archaïque.

Nous le retrouvons alors en Vespa faire le tour de piste du très spectaculaire Cirque de Maxence puis Place Saint Jean de Latran évoluant autour du plus grand de tous les obélisques achevés connus érigé en 357 sur le Circus Maximus aprés avoir été abattu à Karnak sur ordre de Constantin comme le grand obélisque de Constantinople que regarde à présent, au zénith, notre "passeur" sur le lieu même de son redressement. Le tumulte de la circulation à Istanbul se noie dans l'épouvantable vacarme de la sédition Nikè - Verts contre Bleus - qui ensanglanta l'hippodrome et la ville en 532 -10.000 morts- et où Justinien faillit perdre son trône.

Notre archéologue, "rêveur contraint" selon le mot de Duby, après s'être frayé difficilement un passage dans des broussailles envahissantes, accompagné par des grillons omniprésents, contemple le Cirque de Tyr dans cet azur méditerranéen où vibre l'ombre de Saint Jean Chrysostome..
"L'organisateur des Jeux s'incline à son tour et par ce geste remercie la foule; il gagne son siège au milieu des acclamations répétées des spectateurs dont chacun voudrait être à sa place et mourir, au moment même, de plaisir."

"Fol amour" dont Saint Augustin se plaindra amèrement devant son église de Carthage vide alors que le Cirque totalement habité par cette passion dévorante acclamait ses auriges vainqueurs.
"Eros omnia per te"..
Claude Sintès redessine furtivement cette louange de mosaïque en énumérant quelques noms célébrés,: Benenatus, Quiriacus, Celerius, Ciprianus et ô Scorpianus aux 700 victoires!
"Et Dioclès aux 4 462 victoires!" s'exclament ces réfugiés, cités par St Augustin, qui, à peine échappés du saccage de Rome en 410, et heureusement arrivés dans la tranquille Afrique se hâtent déjà de demander le programme des Jeux.
"Fol amour de ce peuple plus ardent que la terre qu'il foule".

Salvien relate alors la menace des Vandales sur Cathage et Cirta ainsi:
"Aux portes des villes retentit le fracas des armes et les chrétiens de Carthage s'amusent dans le Cirque.. Les cris des mourants se mêlent aux cris de la fête et aux clameurs du Cirque".
Et d'ajouter: "Oui, ce peuple a bien voulu sa perte".

Dans le flamboiement du couchant sur les murs d'émail bleu du Musée de l'Arles antique, une silhouette se détache et s'avance vers un vaste terrain en friche que l'obscurité prend doucement.
Au loin, les lumières de la ville scintillent. Une voix sarcastique résonne:
" Que fait-elle cette tourbe des enfants de Rémus? Ce qu'elle a toujours fait: elle suit la fortune et déteste les victimes.. Panem et Circenses! Vive les Jeux du Cirque!".

A ces mots, du terrain de fouille, où notre "intercesseur" s'est engagé, surgissent d'immenses arcades en images 3D sous l'une desquelles l'archéologue pénétre avant de disparaître dans un long mouvement circulaire décrivant l'ensemble du Cirque ressuscité d'Arles.

" Gloire à Constantin! Il n'y a que toi pour faire cela! Voici ton obélisque venu de la lointaine Troade! Voici les jeux offerts pour la naissance de ton fils en Arles! Gloire à toi Constantin! Empereur des deux Romes, Empereur d'orient et d'Occident!"

Seul ,maintenant, brille dans la nuit le Musée en forme de delta.

"Il vit dans l'éternité celui qui, d'abord dans le souffle du vent.."
"C'était le Théâtre des Dieux, de César et de son peuple. C'était le Théâtre du Cosmos."

Pour conclure, qu'il soit bien clair pour le propos de notre film que, convoquer la mémoire de cinq Cirques essentiels n'est pas simplement un exercice de littérature latine mais bien le nécessaire arpentage très physique de lieux dont la mémoire, telle une lourde poussière, colle bien au public.
Que ce public doive alors s'attacher à un "passeur", plutôt qu'à un simple guide, pour "y" voir quelque chose.. assurément.

Nous sommes d'ailleurs au choeur de la pratique archéologique où à partir de quelques misérables fragments de pierres dans un vaste terrain vague jusqu'à la reconsidération de paysages entiers, le moindre nouveau signe détaché méticuleusement bouleversera toute une théorie établie ou au contraire ne sera brusquement intelligible que grâce à une nouvelle hypothèse.
Le Rien, le Tout où la réalité de "rêveurs contraints".

Du plus spectaculaire au plus invisible, de Rome à Arles, Claude Sintès nous fera "palper" cette très ancienne mémoire méditerranéenne avec la stimulation didactique formidable que permettent les images de synthèse jusqu'à la magie finale de la résurrection d'un site.
On entendra alors les clameurs qui célébraient Dioclès à l'égal de Maradona ou Basile Boli..
bien sûr.

Pierre Lobstein, Marseille printemps 1994.

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