Puisque nos Euros sont si fades, vive le Dany bien timbré!

 

Ces tristes euros bientôt en poche, quel timbre - musique incluse - allons nous donner à nos lettres d'amours
et de haines?
La question peut sembler mineure. Pourtant nos Mariannes ont depuis bien longtemps perdu leur regard fier
et leur poitrine rebelle et généreuse nourricière. A force de stylisations éthérées qui se concluent aujourd'hui
dans une neutralité complète ou une curieuse moue boudeuse, elles n'incarnent plus rien sinon un républicanisme formel et desséché et la lourde fatigue d'une débilité politique (leur quelques modèles vivants, par trop de distance -Deneuve- et de vieillesse ingrate -Bardot- ne changent rien à cet épuisement).
Alors, du patchwork de nos vieilles nations, face à l'enjeu européen de la nouvelle constitution d'une société des libres
et égaux, quelle image citoyenne? La synthèse des visages de Kohl et Chirac serait cruelle et dérisoire, "On ne rit pas!", celle des "pères" fondateurs, sans doute respectueuse mais mortuaire, celle des quinze miss nationales de l'année?
Trop niaise.. Celle de quinze archétypes choisis scientifiquement -8 femmes, 7 hommes-? trop euroïde.. Celle des Jeanne Hachette et d'Arc? Trop gauloise.. Celle de Notre-Dame-de-la-Garde et de féministes arabes, africaines, arméniennes et corses? Trop tôt.. Celle de tou(te)s les européen(ne)s? Trop chère.. Modéliser à partir du crâne
de l'européen inconnu? Trop polémique.. Du crâne de Lucy? Trop universel.
Bref, d'anecdotique, le problème deviendrait redoutable.
Voilà même un travail inabordable pour toutes les commissions de sages et conseils en communication envisageables. L'histoire de notre vénérable pays ne nous rappelle-t-elle pas que, seule, sa société toute entière, lorsqu'elle s'estime mal représentée et réagit par de violentes poussées de fièvres convulsives et révolutionnaires, peut engendrer de nouvelles figures?
"Me voici!"
Ce n'est pas une métaphore, c'est un visage. Et "une certaine idée de la France" se brisa avec fracas sous le regard perdu de son noble général que le nom prédestinait au passé. "A la chie-en-lit!' crient les enfants pour huer les masques de carnaval qui courent les rues. Le désarroi gaullien était lucide face au visage poupin, hilare, lumineux d'un jeune lutin impertinent aux cheveux rouges jailli d'entre tous.
Mais cette dernière fois, il y a trente ans, ce n'était pas celui de Napoléon, de Lénine ou d'Hitler, juste celui d'un petit juif bienveillant, rigolard et bipatride, regardant l'ordre au fond des yeux
(Daniel Cohn-Bendit et le CRS, photo d'Haillot).
Il est vrai qu'aprés l'holocauste et le goulag, notre société, par-delà ses crises et ses anémies, a de quoi mieux apprendre à ses rejetons les déclinaisons:
"Me voici!"
c'est "Je" à l'accusatif, c'est à dire, possédé par l'Autre: me voici, hôte et otage dont la dette est impayable;
"Je" n'est jamais quitte d'autrui (cf Derrida dans son très bel adieu à Lévinas).
"Me voici!", le visage de mai 68.

"Ouhlàlà!" s'exclame le principal intéressé, "Pas de timbre intello!"
Question: Dany, avec tes grands yeux et ta grande gueule toujours en avant, exposés, grands ouverts, n'as-tu jamais eu peur du poing de l'Autre?
Réponse: Heu, parfois.
Question: Mais tu n'as jamais porté de casque intégral?
Réponse: Non! (il rit) Impossible! J'aurais été sourd et muet! Indisponible..
Question: Aux autres? Pourtant, Dany, n'as-tu jamais formidablement représenté que toi-même?
Réponse: Heureusement, oui!.. (malicieux) Pour les autres..
Question: Dany, peux-tu te voir de tes propres yeux?
Réponse: Heureusement, (soulagé) non.
Et qu'en a pensé le CRS sanglé, casqué, qui, face à cet appel, cet accueil, ce visage porte-parole, porte-voix, du plaisir d'une France soudain désennuyée et totalement ouverte à la vie, a fait les unes des presses mondiales et des murs de Paris? (photo de Caron) Il a souri.
"Me voici!"
Question: Dany, aprés l'holocauste, la crucifixion du rêve soviétique, l'escroquerie du rêve américain, toi-même, juif anti-sioniste laïque, anti-communiste pratiquant, libertaire, européen, qu'espères-tu?
Réponse: !!! c'est vraiment "Je" à l'accusatif devant le tribunal de l'Histoire! (il s'esclaffe de toute sa frimousse bien joufflue)
Question: Tu n'as que tes yeux et ta bouche pour en rire et en pleurer, n'est-ce pas? Mais, cette face bien incarnée,
en chair, nue, fragile, exposée, offerte, ce visage, ton visage, singulier, original, unique, comme notre visage à toutes
et à tous, universel, n'est-il pas cette vulnérabilité essentielle qui interdit, la violence, le viol? N'est-il pas "l'origine anarchique de l'éthique, l'accueil, la dimension de la féminité?" -interrogation d'un vieux professeur que tu as certainement effrayé, bousculé dans les couloirs de Nanterre, Emmanuel Lévinas-.
Réponse: ... (perplexe) D'où, pour moi, la nécessité de toujours la ramener, non?.. (Il sourit)
Il faut que j'en parle à nos soeurs.
Le choeur (de soeurs): Notre société a accouché d'un bel "indésirable!"!
Goguenardes, nous nous sommes toutes déclarées chez nous mêmes indésirables. L'hospitalité de nos farandoles
(les bourgeoises au balcon, avec nous!) dévalant nos boulevards devenus terres d'exil et d'asile (que de rencontres inimaginables..) nous apportaient bien plus que nous n'avions.
"Me voici!"

Alors, quelle effigie citoyenne? Payer, disons, un-demi euro pour, à l'appel de notre lutin, de notre tout petit génie espiègle, une invitation à cette réflexion intime et collective semble réaliste. Avons-nous d'ailleurs d'autres images?
Que peuvent enfanter nos sociétés actuelles? Les démocraties dites populaires sont mortes. Les démocraties libérales sont encore dans la force de l'âge mais leur prospérité égoïste et schizophrène à force de coassants "et moi, et moi, et moi!" les rendrait, au mieux, stériles, au pire, cancéreuses. La démocratie fraternelle, pour l'instant, n'est que virtuelle,. Et les grand-pères défunts et les pères impuissants.. Soit, réincarner la vie, tout simplement. Sans aucun justificatif. Tranquillement, sans fièvre, s'exposer.
"Me voici!".
Voilà le travail! Murmurent Godard et Mièville.. Le travail qu'on devrait être un peu moins seul à assumer.. comme parler au CRS, au cameraman, au législateur face au
"Me voici!"
d'un sans-papier: un petit sourire? Quel cadre? Ciao.. Là, il n'y a pas de fièvre, juste des larmes.
Voilà le travail. Comme, après l'holocauste et le goulag, apprendre à nos rejetons les déclinaisons:
"Me voici!"

Notre effigie citoyenne n'est donc plus un modèle, l'image du père est si périssable, tout juste le minuscule portrait
d'un frère bienveillant qui nous appelle.. Nous, soeurs et frères.. Juste le temps de perdre ces quelques caractères
-la nation, la propriété, la charité..- qui constituent encore notre "violence", notre "idiotie", notre "crapulerie"..
Voilà le travail.. qui se fait, ô douce France repue, ô européenne acariâtre, chez toi, en Kanakie, en Guyane, à Marseille, chez tes millénaires ou toutes nouvelles tribus où"respect", "parole", "alliance" essaient de faire sens (le sens et les sens). Quel travail! -à rémunérer!- car il s'agit pas simplement de paix civile, sociale, mais bien de cette "morale de vie" qui nous pré-occupe.
"Me voici!"
Et si certains intellectuels et préchi-prêcheurs des palais nationaux, grands intégrateurs et asseptiseurs devant l'éternel républicain, ne savent que faire de cette morale, sauvage, métèque, métisse, ouverte, aimante.. bien en chair, trop en chair.. Hélas.. Pour eux, les poubelles en papier de l'histoire désincarnée etc.. Mais, pour nous:"Dignité démocratique" de la "communauté universelle des célibataires" selon Melville, Kafka, Musil, Deleuze et quelques autres? Peut-être.
Voilà le travail.. Aussi bien patrimonial -Proudhon: la notion de contrat remplace l'autorité- cf les comités de quartiers, de chômeurs, de sans-papier- que prévisionnel -le pacte d 'intérêt commun pour tous, hétérosexuels, homosexuels,
frères et soeurs-.. Très chères soeurs en première ligne! Du moins, comme nous ne sommes que des esthètes réalistes, des éthiciens expansés, des frappés de la vie, voilà l'demi-euro:
"Me voici!" résolument timbré, populaire, européen!
Quelle musique.. Quelle effigie..
"Me voici!", après vous..
Merci Dany.

Pierre Lobstein, Paris, Mai 1998.