Nuit Blanche, oxymore biblique

Nuit blanche, le vitrail vidéo de Teresa Wennberg et Pierre Lobstein, est la Baleine Blanche des arts électroniques. Un monument insubmersible, hautement symbolique. Tel Moby Dick, le cachalot immortalisé par le roman de Melville, Nuit Blanche continue depuis quarante ans à jeter ses feux dans l’océan des interrogations humaines essentielles lancées vers le Ciel depuis la nuit des temps. Nuit Blanche est une œuvre biblique. De type clair-obscur. Lumière sombre.
J’ai assisté à sa naissance. En 1983.
C’était pendant l’exposition Electra (décembre 1983 - février 1984), rassemblant sous la direction de Frank Popper, théoricien de l’art cinétique, une flopée d’artistes pratiquant toutes les formes d’expression inspirées par les noces de l’électronique et de l’électricité, sous l’œil malicieux de l’informatique.
Je me souviens des éclairs électroniques de Nuit Blanche zébrant la fresque jaune et verte aux dessins délicats de Raoul Dufy, La Fée Electricité, fleuron du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (depuis 1937).
Les organisateurs d’Electra avaient dévolu la salle Dufy à un groupe de vidéastes parisiens, Grand Canal, dont Pierre et Teresa faisaient partie. Un grand écran composé de 25 moniteurs vidéo, empilés sur cinq rangs, constituait leur scène – verticale – de démonstration. Les moniteurs pouvaient recevoir les images de cinq sources différentes, distribuées par un répartiteur, et ainsi offrir le spectacle d’une image immense structurée par l’assemblage mouvant de diverses petites images multipliées, esquissant par leur emplacement des figures géométriques diverses (en particulier cette croix centrale, tête en bas, telle une crucifixion peinte par Baselitz) qui renforçaient leurs contenus et leurs plasticités.
Leur force de frappe.
On était là au sommet de la vidéo analogique, dans les préambules de la vidéo numérique. Bientôt viendrait la possibilité de composer digitalement de grandes images fragmentées, projetées comme un tout, sans recourir au subterfuge d’une addition mécanique de sources analogiques. C’est sous cette forme numérique que la baleine Nuit Blanche revient aujourd’hui souffler, dans nos eaux iconiques, le jet puissant de ses sacrées métaphores. Mais tout était là dès 1983.
L’art vidéo existait depuis déjà vingt ans – depuis que Nam June Paik, en mars 1963, avait exposé ses 13 « téléviseurs préparés » à Wuppertal, à la galerie Parnass. Première « installation » détournant l’usage banal (mais déjà merveilleux) de l’image électronique par les chaines de télévision : non pour faire un programme télévisuel mais pour élaborer une œuvre artistique, fabriquant ici de l’art abstrait, comme le proclamait alors Paik avec fierté : « j’ai inventé la télévision abstraite ».
Tout de suite, on avait rapproché l’art vidéo de l’art du vitrail. Contrairement au cinéma qui exposait des images projetées frontalement sur un écran, la vidéo offrait des images gravées par une lumière venant de l’envers de l’écran, fabriquées intérieurement par un faisceau d’électrons programmés. Miracle technologique dont le secret résidait dans la coordination de deux tubes cathodiques, celui d’une caméra électronique et celui d’un récepteur également électronique. Exactement le même jeu apparent de lumières qui se produisait quand on contemplait les dessins colorés contenus dans les fenêtres d’une église. Beaucoup d’artistes vidéo, et Nam June Paik avant tous, ont sciemment produits des œuvres ambitionnant le rang de vitrail moderne, érigé dans la cathédrale des arts contemporains. Sans forcément donner à ces vitraux nouveaux un sens sacré.
L’œuvre monumentale de Teresa Wenberg et Pierre Lobstein, conçue pour l’exposition Electra, se propulse au contraire en rivalisant avec le récit fondateur des religions du Livre. Nuit Blanche propose une version hérétique de la Genèse, où le rôle du Créateur est tenu par l’Électricité Naturelle (la foudre déchainée) et celui d’Adam et Eve par l’homme et la femme qui signent le tableau vidéo (grande nouveauté, cette signature commune, signe d’égalité entre artistes, homme et femme). Et le Serpent ? C’est un démon surgit des limbes du Cinéma, un vampire hurlant à plaisir tandis que le tonnerre vivifie la matière et la transforme en terre, en univers. Dieu ou la Nature, avait osé dire, le premier, Spinoza. Et bientôt, après lui, Feuerbach proclamait : ce n’est pas Dieu qui a créé les hommes, ce sont les hommes qui fabriquent les dieux. Avec Nuit Blanche on revisite ces prolégomènes antithéologiques de la philosophie moderne, inspirés par la réflexion scientifique. Et ce message, d’être formulé pour la première fois, en 1983, dans l’antre de la Fée Électricité, avec sa farandole de 108 savants et penseurs (d’Archimède à Benjamin Franklin, en passant par Galilée, Pascal, Newton, Ampère, les Curie, Edison, Faraday, Watt, Hertz, Röntgen, Mendeleïev) avait la force d’une évidence.
En 2023, Nuit Blanche, où que jaillissent ses feux devenus numériques, n’a rien perdu de ses charmes analogiques maléfiques. Nuit Blanche est et reste un vitrail impie. D’autant plus impie que son impiété s’exerce également à l’égard de tous les mythes sacrés de l’Art, substitut laïc de la Religion. On peut regarder, aujourd’hui autant qu’ hier, Nuit Blanche comme un manifeste : celui de l’apparition des nouvelles technologies dans la Représentation. Un chant à la gloire de la nouveauté et de la diversité, sans cesse enrichie, de la mise en image du monde. En quoi, Nuit Blanche prolonge et approfondit les découvertes de Nam June Paik effectuées vingt ans plus tôt : « Mes pinceaux ce sont les fréquences de 10.000 hertz et ma toile le tube cathodique de l’écran de télévision ». Une façon de révéler qu’il faut compter avec cet art nouveau qu’on appellera bientôt video art, un art capable de faire de la peinture, de la sculpture, du dessin, voire de la musique, de la danse ou de la littérature, mais avec d’autres instruments.
Teresa Wenberg et Pierre Lobstein utilisent, pour créer leur vitrail post-biblique,
tous les outils dont on peut disposer pour fabriquer des images au début des années 80, à la veille de la révolution numérique. Des images issues de caméras électroniques (filmant des visages, par exemple, ceux de Pierre et Teresa ici) et des images produites par les premières palettes graphiques (dessinant des yeux symboliques et des signes mathématiques, ici, le 8 couché de l’infini). Des images créées donc mais aussi des images empruntées (les somptueux éclairs de la foudre sont prélevés dans une copie d’un film hollywoodien, les gesticulations du boxeur et l’envol du démon sourdent d’une autre source non moins fictionnelle). Le monde des images devient un champ illimité de vases communicants. En perpétuelle mutation.
Nuit Blanche ajoute encore à toutes ces formes d’images concrètes trois capacités étonnantes de les modifier : la métamorphose à vue des couleurs, des vitesses et même des sens.
Il y a d’abord ce pouvoir de teinter à volonté. Les visages (les mains, etc.) ne sont pas « roses » (couleur chair) mais sans cesse transfigurés par des filtres bleu nuit, des voiles violets, des vapeurs indigo, des solutions mauves. Un camaïeu mouvant produit par un « colorizer », générateur synthétique de couleurs douces. D’autres couleurs, plus crues, franchement acides, peinturlurent le dessin accouché par la palette graphique : cette vrille de l’infini où se logent deux yeux. C’est un festival de rouge franc, de vert basique, de bleu, de jaune, de rose et d’émeraude, enchevêtrés, vifs, violents.
A contrario de ces heurts de couleurs, un autre procédé insuffle de l’indolence dans la palpitation des signes qui composent Nuit Blanche. C’est l’introduction d’une image (de visage) dans un cadre, se dévoilant progressivement, comme on tire un rideau de gauche à droite : effet constitutif du Slow Scan, un ancêtre du Fax, en vogue à cette époque chez les artistes vidéo, qui s’échangeaient ainsi, patiemment, par téléphone, des images entre Brest et Montpellier, Paris et Boston (deux expériences historiques auxquelles Pierre Lobstein a participé et auxquelles j’ai assisté). Ce balayage lent, très lent, annonçait négativement les échanges rapides, fulgurants, qu’Internet allait bientôt répandre sur toute la planète. Un acte prémonitoire de résistance à l’ultra-vitesse : telle résonne ici la présence insolite de ces glissements lents.
Enfin, troisième apport d’une technologie nouvelle : la faculté d’écrire des mots sur l’image. En les donnant à lire lettre après lettre, dans leur processus d’écriture. De tous temps les mots associés à des images ont induit le sens qu’il fallait déchiffrer dans celles-ci. Tout au long du déroulement de Nuit Blanche notre attention est aimantée par ces verbes qui s’égrainent sous les yeux acidulés du graphe de l’Infini. Ils sont treize : poser, diriger, parcourir, fouiller, suivre, soustraire, dérober, chercher, fixer, dévorer, juger, menacer, foudroyer. On devine vite qu’ils traduisent tous une position du regard. Et on comprend alors qu’il faut interpréter Nuit Blanche selon l’acte que son sous-titre indique entre parenthèses : anatomie d’un regard.
Acte artistique et scientifique à la fois, chirurgical dans les deux cas. D’où ce découpage en vingt-cinq morceaux, ce démembrement, cette cartographie au scalpel. La chirurgie en médecine est un acte pratique, en art c’est une métaphore, qui engendre des œuvres conceptuelles. Froides par définition.
Pourtant ici tout est chaud et sensuel : pour la vue comme pour l’ouïe (bande son bien frappée, coulée, lancinante). C’est que cette anatomie est celle d’un amour. L’amour naît du regard, du croisement de deux regards, qui s’attirent, animés de réciprocité.
Nuit Blanche, vu sous cet angle, déploie le chant d’amour de deux créateurs, dont les regards croisés engendrent une œuvre commune. Tous les plans de visages (qui sont ceux de Teresa et Pierre, qui se prennent pour sujets de leur démonstration) s’inscrivent dans le cadre comme autant de caresses (esquissées, promises, attendues), des caresses des yeux.
Et de la caméra : car la caméra ici se nomme une Paluche (facétieuse invention de Jean-Pierre Beauviala, ingénieur génial qui renouvela la pratique des prises de vue avec ses caméras fabriquées par sa firme Aaton). La Paluche était une caméra vidéo noir et blanc minuscule, réduite à son tube, qui tenait dans le creux d’une main et pouvait se prêter à des mouvements surprenants, dans l’espace ou au plus près des corps. Paluche en argot désigne la main. Si les yeux promettent des caresses, ce sont les mains qui les accomplissent. Nuit Blanche est une farandole de promesses : d’art et d’amour mêlés. Et en particulier, ceci, qui sera notre conclusion : qu’il n’y a pas d’arts sans outils, pas d’arts nouveaux sans nouveaux outils.
Merci pour ces précisions techniques. Mais la Bible dans tout ça ?
Après avoir croqué le fruit défendu de l’art (œuvrer à deux), Adam et Eve, se souvenant de leur coup de foudre, vidéo gracias, sont devenus des dieux.
Nom de Zeus !

Jean-Paul Fargier
(03-03-2023)

 

 

éclairs de "Nuit Blanche"avec Teresa Wennberg pour 25 écrans
lightnings of "White Night" for 25 screens

 

 

 

"Electra", Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, Décembre 1983/Fevrier 1984. "Art New Vision" Fuji Television Gallery, Tokyo, Avril1986
"Sömnlösa nätter" Moderna Museet Stockholm 02/2023-01/2024

 

 

 

 

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